Le type au comptoir m'a rendu cinq euros sur les vingt que je lui avais tendus. J'ai attendu bien sagement ma monnaie.

            - Ben non vous m'en avez filé dix.

            Il m'a répondu ça d'une voix grasse et narquoise qui appelait soit le silence soit le coup de boule. À un autre moment de ma vie j'aurais sans doute opté pour la seconde solution et d'une certaine manière, vu les circonstances, je crois que ça m'aurait fait du bien de sentir son nez craquer sous mon front. Mais je me suis abstenu. J'ai ramassé mes tickets tandis qu'il tirait sur son cigare bon marché. Dans sa bouche trouée brillaient de fausses dents métalliques. Au fond je m'en foutais de mes dix euros, j'avais assez d'emmerdes comme ça. J'ai tendu les tickets à Clément et ils ont démarré en trombe, moins d'une minute plus tard le massacre commençait, ils rentraient dans tout ce qui bougeait, le petit avait l'air plutôt féroce au volant de son bolide. On les a observés un moment puis on s'est dirigés vers la grande roue, Manon la regardait tourner avec envie et se demandait si elle montait assez haut pour qu'on puisse voir la mer.

            -  On va vérifier ça avant qu'il ne fasse tout à fait nuit, j'ai dit, et on s'est installés face à face sur les banquettes suspendues.

            J'ai allumé une cigarette et c'était parti, on s'est élevés tout doucement au-dessus des autres manèges, les lumières brillaient sous nos pieds et les sons se mélangeaient dans un brouhaha pâteux. On a fait trois tours d'affilée, Manon ne se lassait pas de monter et de descendre, à chaque passage quelque chose de nouveau attirait son regard. Un chalutier bleu et rouge, des filets de pêche gisant sur les quais, un voilier aux boiseries rutilantes, un bateau militaire avec ses officiers aux uniformes impeccables, les remparts et les lumières du château, la mer qui montait et semblait ignorer digues et falaises, ensablait les routes et le plain-pied des maisons. Tout paraissait la fasciner, la remplir. Des ondes de bien-être se répandaient dans mon ventre et le long de ma colonne vertébrale. Je lui ai fait signe et elle s'est levée de son banc pour me rejoindre. La nuit tombait et on s'en est repris pour trois tours.

            -  Tu t'es fait une copine à l'école, j'ai l'impression.

            -  Oui. Elle s'appelle Maylis et on joue tout le temps ensemble. Elle m'a dit que bientôt elle m'inviterait à la maison.

            J'ai hoché la tête et je l'ai prise sur mes genoux, ses cheveux me caressaient le visage j'ai embrassé son cou, et de la voix la plus tendre possible j'ai murmuré à son oreille.

            -  Tu sais, après les vacances, tu vas aller dans une autre école.

            -  Encore ?

            -  Oui. Encore. Mais une école encore mieux. Avec des tas de jeux dans la cour, des jouets tout neufs dans la classe et surtout une maîtresse très gentille qui ne crie jamais.

            -  Et Maylis ?

            -  Maylis quoi ?

            -  Elle va changer d'école elle aussi ?

            -  Non. Je ne crois pas. Elle va rester dans celle-là mais on pourra l'inviter nous aussi, tu pourras lui montrer ta chambre et tes jouets, et puis je vous ferai un gâteau.

            Elle s'est tue un long moment, elle semblait réfléchir. La roue a ralenti pour la sixième fois et dans le haut-parleur, une voix de femme a annoncé l'imminence d'un prochain départ. Tout s'est soudain immobilisé mais Manon n'a pas bougé, perdue dans ses pensées elle fronçait les sourcils et fixait le vide.

            -  On y va ma loutre ?

            Elle s'est levée et m'a suivi comme une somnambule. On a rejoint les autres, ils s'apprêtaient à prendre place dans une barque immense et criarde, bientôt elle s'élèverait à la verticale, monterait à plus de trente mètres au-dessus du sol, et d'un seul coup serait lâchée dans le vide. C'était de loin l'attraction qui générait le plus de cris, rien qu'à la regarder j'avais des haut-le-cœur.

            -  C'est parce qu'ils ne veulent plus de moi ?

            J'ai sursauté. Au bout de ma main Manon me tendait son visage minuscule et inquiet, cette gamine on ne pouvait rien lui cacher, elle avait toujours un temps d'avance et même quand elle paraissait s'absenter, ses oreilles et ses yeux captaient tout.

            -  De quoi tu parles mon ange ?

            -C'est parce qu'ils ne veulent plus de moi que je dois changer d'école ?

            -  Mais non, ma chérie. Ça n'a rien à voir. C'est ma faute. Je me suis disputé avec ta maîtresse parce que je n'aime pas la manière qu'elle a de parler aux enfants, et encore moins sa façon de les traîner par le bras ou de leur tirer les cheveux.

            La barque s'est mise à monter très lentement, Isabelle et Clément nous faisaient des signes de la main, ils souriaient de toutes leurs dents mais dans leur poitrine ça devait s'en donner à cœur joie. À son micro l'animateur redoublait de blagues vaseuses, bientôt il a annoncé la première descente. Le premier palier était à vingt mètres. D'où j'étais j'apercevais Isabelle mais pas Clément, les doigts sur la bouche elle a mimé le claquement de dents.

            -Mais elle avait raison, tu sais. J'ai fait une grosse bêtise quand j'ai mangé la peinture.

            Je me suis accroupi à sa hauteur, j'ai replacé son écharpe dans le col de son manteau, écarté une mèche de son front, essuyé le sucre au coin de sa bouche à l'aide d'un mouchoir. Dans mon dos ça s'est mis à hurler, quand je me suis retourné la barque avait rejoint le sol et Clément ouvrait des grands yeux terrorisés. Je crois que s'il avait pu il serait ressorti aussitôt mais c'était trop tard, déjà l'engin remontait vers le ciel.

            -C'est vrai que c'était une grosse bêtise, mais personne n'a le droit de te pincer ou de te tirer les cheveux, tu comprends ?

            -  Même pas toi ?

            -  Même pas moi. De toute façon jamais je ne pourrais faire un truc pareil. Même si tu m'énervais au plus haut point, même si tu étais la pire des petites filles.

            Mes explications ont eu l'air de la satisfaire. Elle a respiré un grand coup comme elle faisait toujours quand elle prenait sur elle et on s'est tournés vers la barque, cette fois elle s'était arrêtée tout en haut, il n'y avait guère que la grande roue pour s'élever au-dessus d'elle, d'où ils étaient on devait avoir une belle vue sur la jetée et la corniche de la cité d'Aleth, l'horizon devait s'ouvrir et vous happer mais personne n'en avait rien à foutre, chacun était trop occupé à tenter de contrôler sa peur.

            Ce soir-là, Isabelle est restée dormir à la maison et les enfants n'ont rien dit. Elle ne remplaçait rien ni personne. Ils le savaient aussi bien que moi, ce n'était même pas la peine d'en parler. Aucune plaie ne se soignait auprès d'elle. Ni les leurs ni les miennes. Elle était là et c'était tout, pendant un moment on ferait la route ensemble. Tant que ça nous conviendrait. Tant que tiendrait l'attelage. Tant que Sarah serait loin. On avançait comme ça à l'aveugle et ça nous allait. Elle avait ses propres fantômes, ses cicatrices, mais pas plus que je ne lui parlais des miens elle n'évoquait les siens. On aimait boire et baiser ensemble. Les petits la trouvaient tendre et joueuse. C'était l'essentiel. On verrait plus tard pour les détails. Il s'agissait de tenir debout et peu importaient les moyens.

            Les enfants se sont couchés tard, une grève s'annonçait et viderait l'école pour quelques jours. Après ça ce seraient les vacances, avec Nadine et Alex on s'arrangerait comme on pourrait, au fond ça ne me dérangeait pas plus que ça, j'aimais mieux les savoir dans mes parages et passer mes journées en voiture commençait à m'user. On avait beau ouvrir les fenêtres ce n'était jamais vraiment de l'air, et tout défilait trop vite pour qu'on puisse sentir quoi que ce soit. Il faudrait songer à trouver autre chose. Les huîtres ou les oiseaux peu importait, pourvu que ce fût dehors et qu'il me restât du temps pour les sentiers.

            Le vent a soufflé toute la nuit, la mer grondait jusque dans la maison. Manon craignait qu'elle ne s'envole ou que les murs ne s'écroulent, elle se planquait sous les draps et refusait de regagner sa chambre, de sa voix cassée Isabelle lui glissait des berceuses. Clément n'a pas tardé à pointer son nez. Lui non plus n'en menait pas large.

            - C'est le vent, il a fait. Ça souffle trop fort.

            À chaque bourrasque, la maison vibrait, les vitres se tendaient comme des arcs, et menaçaient de rompre. J'ai descendu tous les volets et monté les radiateurs. Ils étaient trois dans mon lit, Isabelle leur lisait des histoires de tempête, Clément écoutait ça comme s'il avait quatre ans, ça devait lui faire du bien de baisser un peu la garde, de se laisser aller. J'ai fermé la porte et je suis allé au salon, j'ai allumé deux bougies débouché une bouteille de vin, Polly Jean Harvey déraillait. Dehors quelque chose a craqué. Je suis sorti et le vent m'a plaqué en arrière, il m'entrait par la bouche et les narines, j'en avalais des litres sans pouvoir respirer. Des paquets d'écume roulaient dans les graviers, d'autres voletaient à deux mètres du sol. La moitié du poirier gisait dans l'herbe noire. Le tronc s'était fendu en deux et les plaques de bois s'éparpillaient aux quatre coins du terrain. Près de la remise, le mimosa frissonnait, allongé les racines à l'air. Dans l'impasse aussi les jardins accusaient le coup, les arbres se pliaient et crissaient, au front de la maison d'en face les volets battaient et ne tenaient plus qu'à un gond. Les vitres ne tarderaient pas à exploser. J'ai poussé jusqu'à la falaise, le sable était livide et la mer aplatie. J'ai attrapé la rambarde pour ne pas tomber à la renverse, vingt kilomètres-heure de plus et je me faisais balader. Les embruns m'ont trempé en quelques secondes. Dans mon dos un bruit sourd a claqué malgré le vent. Je suis remonté et un poteau barrait la rue, les lignes s'étaient rompues et les lampadaires n'éclairaient plus rien. Je suis rentré et dans la maison, tout avait sauté, les radiateurs étaient déjà tièdes. Je suis allé chercher du bois dans la remise. Les lambris grinçaient, j'ai prié pour qu'ils tiennent. Dix minutes plus tard le feu crépitait dans la cheminée, les flammes étaient vertes et fumaient, diffusaient dans la maison leur odeur âcre. Isabelle et les petits sont descendus, ils se frottaient les yeux et grelottaient. J'ai tiré les trois matelas, côte à côte ça formait un lit géant sur le carrelage, les eaux pouvaient bien monter, pour Manon c'était un radeau. J'ai fini la bouteille en les regardant dormir, à la lueur du feu leurs traits se troublaient, devenaient vaguement liquides. J'ai sombré dans le fauteuil, saoul et abruti, les murs nous protégeaient, ils ne tomberaient pas de sitôt, j'avais confiance.

            Au réveil, le ciel était bleu et rien qu'au silence, j'ai senti que le vent était tombé. J'étais en morceaux, j'avais dormi plié en quatre et mon corps me suppliait. Isabelle n'était plus là, elle avait dû partir vers sept heures, elle prenait son service à huit. Enroulé dans un drap, j'ai entrouvert les rideaux, sous le soleil radieux le jardin ne ressemblait plus à rien, un champ de bataille, un terrain vague. Mais pour le reste, la nuit n'avait été qu'un rêve. Dans l'impasse le poteau avait repris sa place, les lignes reliaient les maisons et filaient vers la ville comme si de rien n'était. Les radiateurs étaient brûlants et à l'étage, les lampes allumaient les murs. Les enfants se sont levés vers midi. Alex arriverait vers deux heures. La basse mer était prévue à quatre et il ne plaisantait pas avec ce genre de chose.

            L'eau nous arrivait aux chevilles, sous le ciel sans nuages elle était transparente, le vent la striait et le fond sableux en contaminait la surface par éclats jaunes. Les roches et les algues ne fonçaient qu'à peine son bleu- vert. N'eût été le froid sec de l'air on se serait cru en été : au-dessus de nos têtes le soleil était plus bas qu'en juillet et ses rayons plus froids mais les couleurs étaient les mêmes. Munis de bottes et de gants épais Alex et Clément traquaient les crabes, ils soulevaient des pierres et sondaient la moindre flaque. Partout des amas rocheux surgissaient, et sous nos chaussures gonflées le sable était vaseux. Tandis que Nadine et moi on décrochait des bigorneaux ou qu'on fouillait le sable en quête de coques et de tellines, Manon scrutait le sol à la recherche des deux petits trous caractéristiques puis sortait de sa poche sa boîte de sel et en versait un peu. Au bout de quelques secondes le couteau apparaissait, d'abord son corps musculeux et gluant faisait résistance mais il suffisait de tirer dessus pour que ça cède dans un bruit de succion qui l'amusait autant qu'il la dégoûtait. Sitôt fait elle les renvoyait à l'eau et repartait à la recherche d'autres proies.

            Avec Nadine on est allés jeter un œil aux garçons, leur besace fourmillait d'étrillés noires comme de l'encre, on avait l'air fin avec nos trois clams, nos deux ormeaux et notre huître. On n'avait pas encore prononcé le moindre mot qu'ils nous ont sommé de nous taire : ils traquaient un tourteau depuis cinq bonnes minutes et ne désespéraient pas de le déloger de son abri. Il me semblait peu probable que le simple son de nos voix puisse faire fuir la bête mais on s'est éloignés quand même, Alex ne rigolait jamais avec la pêche à pied, il avait à la ceinture tout un tas d'ustensiles rutilants dont j'ignorais la fonction, quand on était gamins je me contentais de marcher dans l'eau le pantalon retroussé aux chevilles et d'y plonger le visage les yeux ouverts, j'aimais me remplir de ces couleurs. Alex ramenait des sacs pleins à la maison et m'engueulait toujours quand je me précipitais dessus et vidais les assiettes.

            -Les pêcheurs d'abord, disait-il, et mon père acquiesçait.

            Ce dernier ne mettait jamais les pieds dans l'eau mais passait ses dimanches sur une pointe au bout de la plage du Val, il attirait les bars comme un aimant. Parfois il en ramenait quatre ou cinq et en refilait aux voisins, des grincheux qui n'aimaient pas le poisson mais n'osaient pas lui dire, un jour devant chez eux j'avais trouvé un sac plastique éventré, au milieu des ordures reposait un cadavre argenté, les goélands lui avaient réglé son compte, du sang coulait près des restes de nageoires et des yeux ne restait plus que les trous.

            On est retournés à nos affaires. Nos doigts s'enfonçaient dans le sable meuble et gras sous le regard de Manon. Elle avait renoncé à agacer les crevettes et son épuisette orange gisait plus loin. Assise au milieu des moules elle laissait sa main négligemment tremper dans une mare d'eau glacée, parfois caressait une algue ou une anémone. Sans même s'en rendre compte on a dévié vers le large. Nadine tenait sa jupe à mi-cuisses, même à travers le jean l'eau froide me mordait les chevilles et les mollets, me brûlait les genoux puis le bas des cuisses. On a marché tout droit en serrant les dents, longé la plage les yeux rivés sur la Varde. Elle paraissait heureuse, grelottait en sifflotant une chanson idiote. Autour de nous, de temps à autre, un souffle de vent léger faisait frissonner la surface de l'eau. Un chien nous a coupé la route, il nageait la gueule hors de l'eau, la langue pendante et l'air joyeux, ses oreilles trempaient de chaque côté. Nadine a repiqué vers le sable, la peau de ses jambes était cramoisie et je ne sentais plus les miennes, deux bâtons de glace, raides et douloureux. On a fait demi-tour. D'abord j'ai senti mes cuisses revenir à la vie, puis ce furent mes mollets, pour les pieds il faudrait attendre une heure ou deux. Quelques mètres devant nous Manon avait entrepris de bâtir un château. Sans seau ni moule d'aucune sorte ça tenait plutôt de la montagne. Des coquillages et des bouts de bois venaient s'y nicher, figuraient des forêts et des massifs rocheux.

            -  Je sais que ça me regarde pas mais...

            Je n'avais rien prémédité. Les mots me sont sortis de la bouche sans que je puisse rien y faire.

            -Je n'aime pas voir Alex comme ça. Je crois qu'il est perdu...

            -  Il t'a dit quelque chose ?

            -  Bien sûr. Sinon tu penses bien. Tu fais ce que tu veux avec qui tu veux. Ça ne me regarde pas. Mais là Alex est au courant, alors ça change tout, non ?

            Nadine s'est tournée vers moi et m'a regardé dans les yeux. Quelque chose chez elle m'échappait. Une sérénité qui cadrait mal avec la situation. Là-bas, Alex et Clément nous faisaient de grands signes. On leur a répondu d'un geste et ils se sont remis au boulot. Nadine a secoué la tête. Puis m'a souri tendrement.

            - Ce n'est pas ce que tu crois, Paul, elle a dit. Ce n'est pas du tout ce que tu crois. Alex n'a rien à craindre.

            Sur ces mots elle m'a planté et s'est mise à courir vers la mer en agitant les bras. Elle n'avait pas vingt ans, une gamine s'élançant dans le soleil diagonal. Alex s'est redressé triomphant, dans sa main droite il tenait un crabe énorme, même à cent mètres on le voyait agiter ses pinces. J'ai fait signe à Manon de me suivre et on les a rejoints, ils étaient trempés mais heureux, Clément tenait l'animal entre ses doigts et sa sœur touchait du doigt la carapace. On ne tarderait pas à l'ébouillanter. Je les ai laissés tous les quatre, la partie de pêche durerait encore un bon moment puis les petits dormiraient chez leur oncle, ils adoraient ça. J'ignorais ce qu'ils trouvaient là- bas. C'était si loin de notre vie d'avant.

            Je suis rentré à la maison pour me changer. Dans le jardin en friche, une pie picorait la boule de graisse et le chat la guettait tapi dans l'herbe. Ils avaient élu domicile ici et Manon ne s'en plaignait pas, elle pouvait passer des heures à les observer. J'ai enfilé des vêtements froissés mais secs. La maison était silencieuse et les ampoules nues diffusaient partout leur lumière froide. Depuis l'emménagement tout était resté en l'état, sans décoration ou presque, réduit au strict minimum. Dans les chambres des gamins, les jouets, les livres et les affiches réchauffaient un peu mais dans l'ensemble, une impression glaciale se dégageait des pièces, ça me sautait au visage tout à coup, un instant je les ai imaginés chacun dans leur chambre et le silence tout autour, j'ai senti ses crocs me saisir et s'enfoncer dans ma peau, pendant ce temps je m'affairais dans le jardin ou bien je frappais mon sac au garage, allongé sur mon lit je faisais mine de lire mais restais des heures entières à contempler le plafond, j'ai pensé à ça et mon ventre et mes poumons ont rétréci d'un coup. À leur place je n'aurais eu qu'une envie : passer mes soirées chez Nadine et Alex, dans leur salon aux meubles laids mais réconfortants, noyés sous la tendresse de leurs sourires et de leurs petites attentions, enchaînant les jeux de société les dessins la pâte à modeler les découpages, depuis qu'on était là ils en avaient acheté des tonnes, leur garage en débordait on aurait dit que les enfants vivaient chez eux à demeure.

            Bréhel sirotait une bière brune en contemplant la lumière du soir, d'après lui il fallait en profiter on annonçait la pluie et le froid pour demain, cette fois l'hiver allait prendre ses quartiers et en finir avec ses balbutiements, ses hésitations et ses revirements. Ici le temps changeait sans cesse, au sein d'une même journée on pouvait passer par tous les états possibles et rien ne s'installait jamais vraiment, on vivait sous un ciel instable et pour ma part j'avais toujours aimé cela, le monde semblait ne jamais devoir prendre de repos, tout vivait intensément, le ciel et la mer avaient leurs coups de sang leurs accalmies, rien n'était jamais posé ni égal. Assis au bar, Bréhel m'écoutait sans décoller la bouche de son verre. On a trinqué à son succès, l'examinateur lui avait délivré son permis le matin même, il avait paru très fébrile, Alex avait dû parlementer un peu mais le résultat était là.

            -  Toute ma vie ça a été comme ça. Les examens ça me rend nerveux, je perds tous mes moyens.

            -  Vous commencez quand votre nouveau boulot ?

            -  Lundi.

            -  Et vous allez vous prendre un petit appartement ?

            -   Finalement, non. Parfois ça me pèse mais au fond, j'aime bien vivre là-bas. Je suis tranquille avec mes oiseaux sur ma presqu'île.

            -  Enfin cet été vous serez moins tranquille.

            -  Ça ne me dérange pas. Deux mois d'animation par an ça me convient parfaitement. Et puis j'aime bien les touristes. Ils se font chier toute l'année et pendant deux ou trois semaines se la coulent douce au bord de la mer. Ils n'emmerdent personne. Ça me plaît de les voir comme ça. Tout le monde est détendu, tout le monde vit à son rythme et puis en short de bain tu ne sais plus qui a du pognon et qui n'en a pas, qui fait chier ses employés et qui en bave du matin au soir en s'entendant dire qu'il ne travaille pas encore assez.

            On a trinqué de nouveau, Bréhel s'est penché sur son sac et en a sorti une veste de pêcheur vert émeraude.

            -  Tenez, c'est cadeau. Pour vous remercier.

            Je l'ai passée, d'après lui ça m'allait à merveille, avec ma barbe mes cheveux trop longs mes yeux froids j'avais l'air d'un vrai loup de mer. J'étais juste un peu trop gros, le visage trop lisse pour faire illusion. Autour de nous les gens buvaient, certains tenaient leurs pailles comme des cigarettes et les coinçaient entre les dents, au bout d'un moment ils n'y tenaient plus et sortaient fumer sur la plage. On a quitté le bar pour s'installer près des vitres, la nuit tombait sur la marée montante, seul un trait d'écume permettait de distinguer l'eau du sable, lisse et brillant comme un miroir. Enfoncés comme des pachas dans nos fauteuils en cuir on a suivi la partie d'un œil, le poste était posé sur le piano, au milieu des boiseries ça jurait mais le patron ne ratait jamais un match, la télé ne servait qu'à ça, le reste du temps on écoutait du jazz en regardant les vagues, aux mauvais jours elles venaient battre jusque sur les vitres.

            J'ai commandé deux rhums arrangés. À la mi-temps, Rennes accusait deux buts de retard. Le patron a soupiré tout en zappant sur le journal, cette année ils n'étaient bons à rien, les attaquants se prenaient les pieds dans le tapis et les défenseurs ne valaient pas tellement mieux. Restaient les milieux. Des types solides et appliqués mais sans génie. Il pouvait parler de ça pendant des heures. Personne ne l'écoutait, mais tout le monde l'aimait bien. On le laissait faire. J'ai jeté un œil à l'écran et cette photo ce visage, je les connaissais comme tout le monde ici. Mon cœur s'est mis à faire des bonds dans ma poitrine, j'ai dit au patron de monter le son, la voix du journaliste a enflé et un silence de mort a envahi la pièce. Sur sa droite dans son petit encadré, Justine souriait. Qu'est-ce qu'elle foutait à l'hôpital de Villeneuve-Saint-Georges ? On l'avait placée sous assistance psychologique mais apparemment ça allait, le « drame » avait eu lieu dans la forêt, ses cris avaient alerté un promeneur, le type n'avait rien eu le temps de faire il avait pris la fuite mais on avait son signalement. Nul doute qu'ici c'était le soulagement, sa disparition avait déjà suscité un émoi considérable. C'est sur ces mots qu'avait conclu le journaliste avant de passer à la suite. Le patron a éteint la télé, il n'avait plus le cœur à regarder le foot, ni personne d'ailleurs, les conversations ont repris dans un murmure, un bourdonnement inquiet dont rien ne ressortait. Dehors la nuit avait tout éteint, sur la promenade les lampadaires brillaient sans conviction, peinaient à éclaircir le monde.

            J'ai laissé Bréhel sur la promenade. Je ne suis pas rentré chez moi. J'ai marché longtemps le long des hôtels alignés et des maisons à pignon, la mer se rapprochait on n'avait pas besoin de la regarder pour le savoir, il suffisait de tendre l'oreille et sa rumeur s'amplifiait, à chaque pas le bruit se faisait plus dense et plus profond. Au loin les remparts illuminaient la nuit et le clocher de la cathédrale s'opposait à l'horizontalité des choses, pointe effilée fichée dans le noir clinquant du ciel. J'ai rejoint la ville et de rares voitures me rasaient, la place était déserte et aux devantures des brasseries se restauraient des couples silencieux et vieillis. En retrait c'était l'ordinaire des déplacements professionnels : on dînait seul d'un filet de dorade ou en banquet décortiquait des langoustines, avant de regagner la chambre et son cortège de chaînes satellitaires, jusque tard l'écran posé sur le minibar nimberait la pièce d'un halo froid. J'ai contourné les rues en prenant par les remparts, à leur pied le clair de lune projetait les briselames en ombres longues et épaisses, parfaitement parallèles leurs diagonales paraissaient désigner les forts au large, on les distinguait à peine, deux blocs cubiques plantés dans du pétrole. Le chemin douanier tournait sur lui- même, d'ici on ne voyait rien du port de commerce, la ville semblait une île vouée à l'horizon. Quelques mètres en contrebas la retenue d'eau scintillait, piscine à ciel ouvert que dominait un plongeoir, la marée l'avalerait dans une heure à peine. Sur la droite s'élevait un monticule de terre de roche et d'herbes, il se cassait en falaise abrupte et naine, lui aussi les eaux l'encercleraient en se croisant, déjà la mer venait lécher les pavés de la voie romaine. Une nuit Caroline et moi nous y étions laissé prendre, durant quatre heures l'île n'avait plus été qu'à nous, je ne sais plus de quoi on avait parlé tout ce temps mais tout m'avait paru trop bref, son corps appuyé contre le mien et le blouson que j'avais ouvert pour l'y loger presque entière. Le long de la côte scintillaient quelques lumières, signalant des stations fantomatiques et vides, flottant dans des vêtements trop larges que l'été viendrait remplir, boutiques fermées et restaurants déserts, front de mer aux hôtels surannés, casinos silencieux où des vieilles faisaient tinter les machines à sous, jetant un œil aux vagues qui persistaient dans leur chanson têtue. Des couples d'Anglais y traînaient sans doute, passaient quelques jours au creux de villas mélancoliques, un abandon très doux les enveloppait, une tristesse diffuse mais délicieuse. J'ai longé le port de plaisance, les mâts brillaient sous la lune et le bar était désert, un serveur y patienterait jusqu'à trois heures, le temps devait lui sembler long dans ce décor de bois verni. Je suis entré boire un whisky. On a discuté au milieu des carapaces de tortues briquées luisantes, des barques renversées, des malles en bois, des rames des cartes des compas des cadrans des sextants des gouvernails, il attendait les vacances de pied ferme, quelques maisons rouvriraient et les enfants exilés à Rennes ou à Paris viendraient y passer quelques jours, puis reprendrait la saison morne.

            Je suis entré sans sonner, personne n'a eu l'air étonné de me voir. Ils avaient fini de manger et s'écharpaient aux petits chevaux. Parfois j'avais l'impression d'un ordre inversé des choses. De la famille au complet j'étais l'oncle un peu saoul qui s'écroulait sur le canapé. Je fermais les yeux dans le roulis et les voix des enfants me berçaient. Au fond, je ne demandais rien d'autre, les savoir paisibles et légers auprès de moi, Sarah les faisait jouer dans le salon et je somnolais pas loin ou bien je lisais, de mon bureau laissais la porte ouverte pour les entendre. Manon a remporté la course, personne n'a eu le cœur de la battre. Je l'ai félicitée du bout des lèvres. Elle est venue se lover contre moi. J'ai ouvert un œil et il n'y avait plus que nous et la nuit, les autres étaient montés se coucher.

            - J'ai peur, il fait trop noir.

            J'ai allumé une lampe et j'ai recouvert l'abat-jour d'un tissu orange.

            -  Ça va mieux comme ça ? j'ai demandé.

            -  Oui, ça va. Tu sais ?

            -Oui.

            -  Elle me manque trop maman.

            -  Je sais. Moi aussi elle me manque.

            -  Pourquoi on ne va pas la rejoindre ?

            -  Comment ça ?

            -  Pourquoi on ne va pas avec elle ?

            -  Parce qu'on ne sait pas où elle est.

            -  Oui mais si elle est morte.

            -Eh bien?

            -Si elle est morte on a qu'à mourir tous les trois comme ça on sera avec elle.

            -  Faut pas dire des choses comme ça Manon.

            -  Pourquoi ?

            -         Je ne sais pas. Mais faut pas. A ton âge on ne peut pas vouloir mourir, même pour retrouver sa maman. Et puis tu sais personne ne sait ce qu'on devient quand on meurt.

            -  Tu crois quoi, toi ?

            -  Moi je crois que tout s'arrête mon ange. C'est tout.

            -         Alors quand je serai morte je ne serai pas avec maman ?

            -  Je ne pense pas, non.

            Elle s'est blottie un peu plus et j'ai posé mon menton sur son crâne, imbriqués on regardait tous les deux vers la fenêtre, je ne pouvais pas le voir mais elle avait les yeux ouverts j'en étais sûr, elle ne pleurait pas et moi non plus, au-dehors on devinait les bateaux qui se balançaient, le vent s'était levé et les nuages couvraient la lune.

            Le lendemain après les leçons je suis passé à l'hôpital, j'essayais d'y aller tous les jours, Élise ne voyait pas grand monde à part moi. Elle dormait à poings fermés, la lumière crue des néons accusaient le fripé du visage, ses traits relâchés par le sommeil, sa peau blanchie par la fatigue. Je me suis installé à mon poste, un gros fauteuil orange et crevé, dans les couloirs les gens allaient et venaient perfusés et reliés à des sacs de glucose, d'antibiotiques et de paracétamol. Une infirmière est entrée et m'a demandé de l'excuser, elle venait « faire les soins à la dame ». J'ai quitté la pièce et au bout du couloir, perdue parmi les plantes, sa fille faisait les cent pas pendue au téléphone. C'était une femme inquiète, douce et menue, au visage enfantin malgré le tailleur strict, et toujours au bout d'un fil. Elle était arrivée la veille et n'avait pas pu passer plus de cinq minutes d'affilée dans la chambre, ses yeux vibraient si fort quand elle parlait, elle semblait perpétuellement au bord des larmes.

            -  Mais ils ne vont pas me lâcher... Ils ne peuvent pas rester cinq minutes sans m'appeler. On est sur un gros contrat et c'est la première fois qu'on me confie un dossier pareil, vous comprenez...

            -  Vous repartez quand ?

            -  Demain matin, je ne peux pas faire autrement. Si ça foire je suis virée. Déjà, mon chef est furieux que je me sois absentée deux jours.

            -  Et votre frère, votre sœur ?

            -  Pierrick est bloqué là-bas, sa femme est sur le point d'accoucher. Et je n'ai pas encore réussi à joindre Hélène. Excusez-moi, on m'appelle.

            Élise ne s'éveillait que rarement, égarée elle regardait autour d'elle, et chaque fois paraissait surprise et déçue de se trouver là. Je lui tendais des revues d'actualités dont elle n'avait que faire. Sortez-moi d'ici, me disait-elle, la voix faible et chevrotante je ne la reconnaissais plus, affaiblie ce n'était plus tout à fait Élise. Puis elle s'inquiétait de ses enfants, surtout elle ne voulait pas qu'on les dérange, ils avaient tant de choses importantes à faire, on n'allait pas les faire venir pour si peu.

            -  S'il vous plaît, Paul. Faites-moi la lecture.

            D'une main hésitante elle attrapait un des livres

            empilés sur la table de nuit et me le tendait, je ne lisais jamais plus de dix pages, elle s'endormait en m'écou- tant, sourire aux lèvres.

            -  Quand ils auront fini leur bazar vous me ramènerez chez moi, n'est-ce pas ?

            -  Écoutez, on verra ce que diront les docteurs.

            -  Non. On verra ce que je dirai moi.

            Je n'avais rien pu tirer des internes, pas plus que ce qu'Élise avait pu récolter elle-même, ça faisait six jours qu'on la trouait de tubes et de sondes, épuisée et amaigrie elle flottait entre deux eaux, m'écoutait lire et s'endormait en regrettant sa maison ouverte sur la baie. Quand sa fille avait surgi dans la chambre elle m'avait lancé un regard noir.

            -  C'est vous qui l'avez prévenue, Paul ? Je vous avais demandé de ne pas déranger mes enfants pour une banale petite grippe.

            -Enfin maman, pourquoi tu dis ça, tu ne me déranges pas. T'es à l'hôpital, je viens te voir, c'est tout.

            -  Et toi, comment vas-tu ma chérie ?

            -  Ça va maman. Ne t'inquiète pas pour moi.

            -  Tu as l'air épuisée. Tu devrais prendre des vacances.

            -  Je sais. Mais ça ne va pas être possible avant un petit bout de temps...

            -  Et les petits, ça fait longtemps que je ne les ai pas vus. Tu me les laisseras pour l'été ?

            -   On verra, maman... Si tu es sortie d'ici là, bien sûr, je te les enverrai. Mais tu sais, à leur âge ils s'ennuient vite, tu vas les avoir tout le temps dans les pattes.

            -Penses-tu... Ils vont jouer au ballon sur la plage, leurs planches les attendent au garage, je les emmènerai manger des crêpes, tu verras, ils n'auront pas le temps de s'ennuyer...

            Élise avait fermé les yeux et s'était laissé engloutir par le sommeil peuplé de jours heureux et pimpants, d'insouciance estivale et de gamins à demi nus resplendissant dans la lumière carnassière. Il m'avait semblé que cette fois elle y était allée d'elle-même, qu'elle s'y était réfugiée, quand jusqu'alors je l'avais vue lutter et résister de toutes ses maigres forces.

            Elle a raccroché et s'est allumé une cigarette. Les gens l'ont fusillée du regard mais elle ne leur a pas prêté attention, entre deux taffes elle se rongeait les ongles, réduits au minimum elle n'en récoltait que des miettes.

            -  Vous avez pu voir le docteur ?

            -  Oui. Vous savez comment ils sont. Ils parlent par périphrases on ne comprend rien. Enfin si j'ai bien compris c'est pas terrible.

            -  Ils veulent la garder longtemps ?

            -  Il ne m'a pas dit exactement. Il a évoqué un « long séjour » mais je n'en sais pas plus... Je ne supporte pas de la voir comme ça. C'est trop dur. Vous auriez connu maman il y a quelques années, une vraie tornade. Mais tellement douce et souriante, tellement délicate. Une tornade douce et délicate, si ça veut dire quelque chose.

            Je comprenais très bien ce qu'elle voulait dire. Au fond c'était ainsi que je la voyais moi aussi.

            -  Vous lui avez parlé des soins à domicile ? Élise m'a encore demandé de la ramener chez elle, hier soir. Elle dit qu'elle ne veut ni vivre ni mourir ici.

            -  Je sais. Mais le docteur ne veut rien entendre pour le moment. Il dit que les soins sont trop lourds et qu'il faut la maintenir sous surveillance.

            Elle disait tout ça comme sous le coup de la panique, complètement dépassée elle me regardait comme on demande de l'aide, une bouée de sauvetage, elle n'avait que moi et maudissait ses frère et sœur, leur éloigne- ment si commode.

            -Et puis même avec quelqu'un en permanence auprès d'elle il faudrait que je sois là tout le temps.

            -  Vous pouvez peut-être vous relayer avec vos frère et sœur ?

            -  Je n'arrive même pas à les avoir au téléphone. On dirait qu'ils s'en foutent.

            Au bord des larmes elle a écrasé son mégot dans la terre et son téléphone s'est mis à vibrer. Je suis retourné à la chambre. Élise était réveillée, elle avait légèrement redressé son lit et m'attendait, un livre ouvert posé sur les cuisses.

            -  Où est ma fille ?

            -  Dans le couloir. Elle passe un coup de fil.

            -  Elle est toujours débordée. Elle a de grandes responsabilités vous savez. Je suis tellement fière d'elle, elle a toujours été si brillante... Petite, c'était une toute petite chose adorable et fragile, j'avais toujours peur pour elle... Vous me faites la lecture ?

            Je lui ai pris le livre des mains et je l'ai ouvert là où on l'avait laissé la dernière fois. Je n'y comprenais pas grand-chose, je lisais des phrases mais ce n'était que du son, leur sens ne parvenait pas jusqu'à mon cerveau. Elle a fermé les yeux et au fil des pages sa respiration a semblé s'apaiser, les mots fluidifiaient l'air, ouvraient ses poumons il fallait croire. Dans mon dos j'ai senti un courant d'air tiède, dans le reflet de la vitre j'ai reconnu sa fille, elle nous observait. Quand je me suis retourné elle avait disparu. J'ai reposé le livre au milieu des boîtes de médicaments. Élise dormait d'un sommeil calme et lisse. J'allais me lever quand d'un geste ferme elle m'a attrapé la main. Elle n'a même pas ouvert les yeux. Juste prononcé quelques mots avant de s'assoupir tout à fait.

            -  Je sais que je vais mourir, Paul. Mais ce n'est pas bien grave. La seule chose, c'est que je ne veux pas partir ici. Je veux partir chez moi.

            Je lui ai promis ce que je ne pouvais tenir, je lui ai dit ce qu'elle voulait entendre, que pouvais-je faire d'autre ? J'ai enfilé mon manteau et je suis sorti, dans le couloir sa fille parlait toute seule, le portable à l'oreille. Dehors il faisait gris et froid, Bréhel ne s'était pas trompé, cette fois c'était parti, on plongeait dans l'hiver. J'ai récupéré les gamins chez Nadine et nous sommes rentrés. On allait passer le week-end au chaud, décorer la maison, dévaliser les magasins de la vieille ville, se payer des crêpes, un cinéma pourquoi pas, le McDo la piscine. Cette fois j'allais m'occuper d'eux, m'y consacrer à plein temps, j'allais cesser de vivre à leur côté pour vraiment vivre avec, j'allais cesser de m'absenter, de me réfugier en moi-même et de me perdre au creux de contrées glacées et cotonneuses, de pays blancs et silencieux. J'allais cesser de fuir. Je n'allais plus les lâcher d'une semelle, j'allais les sortir, inventer des jeux, des histoires. J'allais leur parler de leur mère et de la vie d'après.